Débats autour de la transplantation d'organes -Catherine Déchamp-Le Roux 1997

Publié le par Leilanne

 Débats autour de la transplantation d'organes -Catherine Déchamp-Le Roux 1997

Ce long article de 1996 contient déjà toutes les questions actuelles...peu de choses ont changé depuis, finalement.. sauf que le consensus apparent est plus verrouillé...que personne ne pose les questions avec la meme acuité...

Je l'ai relu et il n'a pas vieilli...il est encore d'actualité...J'ai particulièrement apprécié le rappel historique de la transplantation et des questions soulevées...

Dommage qu'aujourd'hui ,il n'y ait plus de réels débats autour de la transplantation d'organes, puisque c'est ainsi que la pratique se nommait...

La pénurie des organes a été à l'origine de la définition de la mort cérébrale, en 1 968, et ainsi l'idée d'un corps humain distinct de la personne s'est imposée, avec pour conséquence, le développement des transplantations.

En l'espace de quarante ans, en France, nous sommes passés d'un volont ariat à une quasi obligation de faire don de ses organes en raison de l'au gmentation des besoins et en vertu du précepte selon lequel « qui ne dit mot, consent ».

En France, une circulaire du ministère de la Santé, datée du 24 avril 1968, permettait que l'on définisse la mort de l'être humain en fonction de la destruction de son cerveau, et le 27 avril 1968 était réalisée la première greffe cardiaque. La coïncidence des événements a été relevée par certains juristes qui se sont inquiétés, tardivement, que l'on puisse mourir par cir culaire

Le pouvoir est maintenant donné au seul médecin de définir et de constater la mort. Le débat, autour de la définition de la mort, reste une affaire de spécialistes — médecins, juristes et éthiciens — et l'opinion publique n'est pas associée à cette décision. Il n'est donc pas étonnant d'observer un décalage entre les pratiques médicales et l'opinion publique.

Dans le domaine de la mort, en l'espace de trois décennies, l'idée d'un corps humain distinct de la personne s'est progressivement imposée à la communauté médicale même si des divergences existent. Les profanes n'ont pas suivi le même parcours. Les équipes médicales chargées du prélèvement d'organes découvrent avec surprise que les familles ne font pas toujours la différence entre la « mort bleue » (cardiopulmonaire) et la « mort rosé » (cérébrale).

L'organe est présenté comme une prothèse par les transplanteurs alors qu'il est investi comme une partie de la personne par les familles de donneurs et par les receveurs. Les juristes veillent à ce que les principes d'indisponibilité, de non-patrimoniabilité et de non-commerciabilité des éléments du corps soient respectés alors que les économistes en font un bien tarifé.

Débats autour de la transplantation d'organes

In: Sciences sociales et santé. Volume 15, n°1, 1997. pp. 99-127.

Déchamp-Leroux Catherine. Débats autour de la transplantation d'organes. In: Sciences sociales et santé. Volume 15, n°1, 1997. pp. 99-127.

 

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/sosan_0294-0337_1997_num_15_1_1389

 

Résumé :

. La solidarité entre les vivants et les morts, matérialisée par la circulation des organes et des tissus, est à la fois cause et conséquence de transformations sociales. Les conditions d'émergence et de développement de ce paradigme technico-social du corps sont analysées à partir de l'étude des controverses scientifiques et profanes au sujet des greffes. Dans les pays occidentaux, l'État a légiféré et organisé, au nom d'une solidarité universelle la gestion sociale du corps humain mort. La pénurie des organes a été à l'origine de la définition de la mort cérébrale, en 1 968, et ainsi l'idée d'un corps humain distinct de la personne s'est imposée, avec pour conséquence, le développement des transplantations. L'essor de cette technologie médicale a contraint l'État à intervenir pour que l'on admette désormais le corps humain mort comme un bien public. L'État, garant de la solidarité, est aussi au service de techniciens qui gèrent l'offre et la demande.

 

Les transplantations d'organes sont présentées comme l'heureuse combinaison du progrès médical et du civisme des individus : il y aurait une obligation morale (social duty) à faire don de ses organes sains en cas de décès au nom d'une solidarité liant les vivants et les morts

À notre avis, ce serait une erreur, d'un point de vue sociologique, de considérer cette solidarité moderne  comme la manifest ation d'un progrès social ou comme une forme supérieure du don  sans en questionner sa genèse. Notre hypothèse est que l'émergence et l'essor de cette technologie ont été favorisés par l'intervention de l'État, lequel, au nom d'une solidar ité universelle, a légiféré et organisé la gestion sociale du corps humain.

En l'espace de quarante ans, en France, nous sommes passés d'un volont ariat à une quasi obligation de faire don de ses organes en raison de l'au gmentation des besoins et en vertu du précepte selon lequel « qui ne dit mot, consent ». Cependant l'État, garant des valeurs morales, est aussi au service de techniciens qui gèrent l'offre et la demande. Il n'y a pas de réel contre -pou voir à cause de l'enjeu de maîtrise technique de la vie. Max Weber (1959), dans une réflexion sur la technologie médicale posait la question du sens à laquelle les sciences de la nature ne peuvent répondre compte tenu de leur objectif.

Récemment, les transplantations ont fait l'objet de polémiques révé latrices de dysfonctionnements. Les valeurs morales, en vertu desquelles sont consentis des sacrifices, sont compromises par des scandales dont la presse s'est fait l'écho. L'État a la mission de préserver l'équité d'une res source rare qui a un coût humain, social et économique important : le corps humain est considéré, par certains, comme une ressource nationale ). Il est légitime de penser que le débat social sur la trans plantation ne fait que commencer. Nous nous intéresserons ici à l'articulation du « technique » (les dif férentes étapes de la transplantation et la mort cérébrale) et du « social » (le rôle de l'État, la gestion sociale des organes, le combat des transplan teurs et les dysfonctionnements de la transplantation).

 

Les étapes de la transplantation

Nous proposons de considérer la transplantation comme un paradig me technico-social ( 1 ) car cette révolution technique dans le domaine thé rapeutique n'a pu émerger de son cadre expérimental que grâce à une organisation sociale que nous avons tenté d'identifier. C'est la raison pour laquelle nous présenterons les différentes étapes techniques en relation avec les éléments du système social qui ont contribué, dans certaines limites, à l'essor de cette technologie. Dès les années trente, la pratique de la transfusion sanguine avait permis d'imaginer l'allogreffe (Degos, 1990). Le problème de la collecte et de la distribution des produits sanguins s'était alors posé.

En France, les coordonnées des donneurs potentiels étaient centralisées de façon à ce qu'ils puissent être joints en cas d'urgence, ce qui évitait le stockage de sang. Aux États-Unis, dix ans plus tard, la conservation du sang étant techniquement possible, un système inspiré du modèle des banques allait être mis en place : pour bénéficier de sang, il fallait, soit avoir fait un dépôt, soit s'engager à donner (Lôwy et Moulin, 1985). L'automation avait ensuite permis une distribution plus efficace : certains pays, en fonc tion des choix de santé publique, avaient opté pour une gestion centralisée ou décentralisée des produits sanguins. La brèche ouverte par la transfu sion permettait la révolution technologique de la transplantation, suivie d'une série d'innovations techniques que nous présentons.

Les premières greffes de rein, dans les années cinquante, furent, en France, expérimentées à partir de reins qui avaient été prélevés sur des condamnés à mort, comme si la mort sociale avait permis l'utilisation expérimentale d'un cadavre. La mort étant programmée, les prélèvements pouvaient être réalisés dans de bonnes conditions, mais l'échec des trans plantations, lié à un problème d'incompatibilité, a fait préférer le donneur vivant apparenté. Quelques années plus tard, la technique de groupage tis su laire allait favoriser le recours à des organes prélevés sur des cadavres. Plusieurs facteurs allaient contribuer au développement de la greffe de rein.

D'abord, Phémodialyse permettait aux insuffisants rénaux d'attendre un greffon compatible prélevé sur un donneur en état de mort cérébrale. Ensuite, en 1968, l'adoption de cette définition de la mort permettait la préservation des organes sains à prélever et à transplanter.

En 1969, l'association France-Transplant était créée dans le but de centraliser les informations et de permettre les appartements entre gref fons (prélevés sur des cadavres) et receveurs : des règles étaient élaborées pour favoriser une distribution équitable. Mais la gestion centralisée des organes a révélé une situation de pénurie chronique, accentuée par une demande accrue

. En 1976, la législation française devenait favorable aux prélèvements d'organes sur des patients en état de mort cérébrale. Une décennie plus tard, la découverte de la cyclosporine permettait de lever les obstacles de la barrière immunitaire et les transplanteurs pré sentaient ce médicament comme miraculeux . Puis un nouvel agent immunosuppresseur, le FK506, était utilisé en 1989 par le chirurgien Starzl, sur l'homme après avoir été expérimenté sur l'animal. Les conditions techniques devenaient favorables au développe ment des greffes. Après une phase reposant sur une coopération entre un service de réanimation et un service de transplantation de quelques établissements hospitaliers, la coordination est devenue, avec la centralisation des info rmions et la rapidité des moyens de communication, nationale puis euro péenne ; on est entré dans une phase correspondant à l'industrialisation des greffes, comme en témoigne le vocabulaire couramment utilisé depuis une décennie par les gestionnaires des transplantations

Depuis 1991, une diminution des transplantations est observée alors que les transplanteurs prévoyaient une augmentation constante de leur activité (2), qui n'aurait dû être limitée que par le progrès médical et/ou la prévention des accidents. En France, la rareté des greffons disponibles en est la raison essentielle, et est la conséquence de la diminution (7 %) des victimes de la route . La connexion entre les deux phénomènes est rarement faite. La mort encéphalique reste un événement exceptionnel (5 décès sur 1 000 d'après Houssin, EFG) et toute diminution des tués sur les routes, en particulier en milieu urbain,réduit l'offre. Sauver des vies a un sens différent pour le monde des trans planteurs et pour le monde de la Sécurité routière. Récemment, Houssin (3), directeur de l'Établissement français des greffes, a insisté sur cette réalité épidémiologique même si, par ailleurs, on continue de stigmatiser les 64 % de refus des familles (statistiques de l'Établissement français de greffes, 1994). Il semblerait qu'il y ait deux fois plus de refus exprimés depuis l'adoption, en 1976, de la loi sur les prélèvements d'organes. Cependant, il est difficile de comparer ces statis tiques (1976-1994), car nous ne disposons pas d'élément nous permettant de connaître les conditions dans lesquelles ces sondages ont été réalisés. Nous constatons que l'argument récurrent du refus des familles est invo qué par les transplanteurs pour expliquer la baisse d'activité, dans l'ob jectif de faire évoluer la législation dans un sens favorable aux prélèvements systématiques. L'ajustement de l'offre à la demande de greffons est devenu un pro blème crucial pour les transplanteurs, en raison d'une inflation de la demande — la greffe est plus souvent proposée comme une alternative ou comme la solution de la dernière chance d'après une recherche sociolo gique . Malgré les législations de plus en plus favorables aux prélèvements, l'équilibre ne se fait pas : seuls 50 % des patients inscrits sur une liste d'attente en vue d'une greffe pourront bénéficier d'un greffon . En France, pour compenser ce déficit, des greffons et/ou tissus sont importés

La pénurie des organes et la mort cérébrale

Devant la nécessité de trouver une matière première, les transplan teurs allaient entreprendre une croisade auprès des pouvoirs publics pour que la législation française s'adapte à l'évolution technique de la trans-plantation.

Les transplanteurs avaient aussi besoin que leur activité soit considérée comme licite. En effet, le code pénal français interdit que l'on porte atteinte au corps d'autrui en vertu du principe de l'indisponibilité et de l'inviolabilité du corps et du cadavre humain . Confrontés à la non-disponibilité des organes, les transplanteurs allaient, dès 1966, proposer à la communauté médicale une nouvelle défi nition de la mort (4).

Compte tenu des nouveaux enjeux scientifiques, les critères de mort cardiopulmonaire devenaient obsolètes. Dans de nom breux pays, en raison d'une pression exercée par le corps médical, la défi nition de la mort est passée de cardiopulmonaire à cérébrale selon des critères adoptés, en 1968, à la faculté de médecine de Harvard (Ad Hoc Commitee of the Harvard Médical School, 1968), la notion de coma irr éversible était retenue. Le constat de la mort devenait un problème de tech niciens. Les pays qui ont adopté cette définition, ont vu se multiplier les transplantations, en particulier cardiaques. En France, une circulaire du ministère de la Santé, datée du 24 avril 1968, permettait que l'on définisse la mort de l'être humain en fonction de la destruction de son cerveau, et le 27 avril 1968 était réalisée la première greffe cardiaque. La coïncidence des événements a été relevée par certains juristes qui se sont inquiétés, tardivement, que l'on puisse mourir par circulaire.

(5). Cette décision, prise par le ministère de la Santé, n'avait pas été précédée d'un débat public. Depuis, celui-ci a été alimenté par de nom breux commentaires juridiques et éthiques, au sujet de la loi Caillavet de 1976, sur les prélèvements d'organes, et, récemment, des polémiques ont surgi à l'occasion de l'élaboration des lois bioéthiques (loi du 29 juillet 1994). On a observé que l'application des critères de mort cérébrale don nait un pouvoir excessif aux médecins et ne protégeait pas avec certitude les intérêt des « donneurs » (de Goustine, 1990). On retrouve la même pré occupation exprimée dans un commentaire au sujet des lois de bioéthique, qui pose le problème de la définition juridique de la mort, seule garantie des extrémités temporelles de la personnalité juridique (Granet- Lambrechts, 1995). Enfin, un décret relatif aux conditions du constat de la mort à des fins de prélèvement thérapeutique ou scientifique a été soumis

(4) Durant un symposium international organisé en 1966 sur le thème de l'Éthique des progrès médicaux, les critères de mort neurologique sont présentés et discutés dans un contexte de concurrence internationale. Il fallait lever les obstacles pour réaliser les premières transplantations cardiaques (Degos, 1990). (5) Le juriste Bruno Py ( 1 996) utilise, à ce sujet, le commentaire de B. Portnoi : « Nous ne mettons pas en doute la conscience du professeur Cabrol, mais nous restons trou blés à l'idée qu'il ait pu attendre, scalpel en main, l'arrivée à l'hôpital de la circulaire pour faire déclarer la mort de "son" "donneur" » (Portnoi, 1988).

 

au Conseil d'État qui devrait rendre un jugement en novembre 1996. L'Établissement français des greffes, le Haut-Comité de la Santé publique et l'Académie nationale de médecine ont été consultés sur les critères cl iniques à retenir pour le constat de mort cérébrale. Des divergences sont apparues entre ces instances, au bénéfice d'une définition plus restrictive de l'Académie de médecine, qui exige la réalisation de deux électroenc éphalogrammes nuls et aréactifs. Le pouvoir est maintenant donné au seul médecin de définir et de constater la mort. Le débat, autour de la définition de la mort, reste une affaire de spé cialistes — médecins, juristes et éthiciens — et l'opinion publique n'est pas associée à cette décision. Il n'est donc pas étonnant d'observer un décalage entre les pratiques médicales et l'opinion publique. La rationali sation scientifique croissante de notre société contribue à la dépossession de l'individu. Dans le domaine de la mort, en l'espace de trois décennies, l'idée d'un corps humain distinct de la personne s'est progressivement imposée à la communauté médicale même si des divergences existent. Les profanes n'ont pas suivi le même parcours. Les équipes médicales char gées du prélèvement d'organes découvrent avec surprise que les familles ne font pas toujours la différence entre la « mort bleue » (cardiopulmon aire) et la « mort rosé » (cérébrale). Certains transplanteurs tels que Kreis (1992) considèrent qu'une campagne d'information est nécessaire pour que les profanes acceptent cette réalité.

En Suède, les parlementaires, dans leur volonté d'affirmer leur indé pendance à l'égard du corps médical, ont adopté tardivement, en 1987, la législation définissant les critères de mort cérébrale. Un long débat avait débuté, en 1958, lors des premières lois sur la transplantation. Les parle mentaires avaient voulu rassurer la population sur le fait qu'il ne pouvait y avoir de cession du corps humain à la société. Par conséquent, il a été décidé de remplacer l'amendement du consentement présumé par un amen dement de non-consentement ; il n'est possible de prélever un organe sur un individu déclaré mort cérébrale que si, de son vivant, celui-ci a manif esté une attitude positive à l'égard du don d'organes. En l'absence de trace écrite, la famille peut témoigner et manifester la volonté du décédé de faire don de ses organes. Ces dispositions légales témoignent d'un contexte culturel en Suède, qui dans les années quatre-vingt, valorisait les droits et l'intégrité de l'individu (Machado, 1996).

La situation au Japon est intéressante à examiner car nous avons, dans une autre ère culturelle, la confirmation que l'adoption de la mort cérébrale est liée au développement des transplantations. Les croyances religieuses traditionnelles, qui font référence au shintoïsme ou au boud dhisme, peuvent expliquer les polémiques déclenchées par la pratique très marginale des transplantations d'organes. Mourir n'implique pas le départ de ce monde. Les morts sont omniprésents dans la vie quotidienne des Japonais et de nombreux rituels témoignent de ces croyances. Les dispo sitions légales, concernant les greffes de cornée et de rein, sont le reflet des réticences des Japonais à l'égard des transplantations ; ainsi, tout pré lèvement doit être soumis au consentement écrit de la famille du décédé, à moins que celui-ci n'ait donné au préalable son consentement ; et même dans ce cas précis, la famille a le droit de refuser l'intervention. La trans plantation d'organes est vécue par les Japonais comme une intervention contre-nature dans le processus de mort. Cette représentation est considé rée comme un obstacle majeur à l'acceptation de la mort cérébrale, objet de nombreux débats. Un juriste japonais, dans sa volonté d'établir un compromis entre les croyances traditionnelles et la mort cérébrale, a pro posé la définition d'un « stade alpha », intermédiaire entre celle-ci et l'ar rêt cardiaque qui serait un état entre la vie et la mort. Il est possible de penser, selon Feldman, que cette proposition a été faite dans le but d'em pêcher des prélèvements abusifs ou de procéder à des transplantations (Feldman, 1988). Ces quelques exemples témoignent des controverses autour de l'adoption de la mort cérébrale, mais cette définition n'est pas statique, et de nouvelles catégories de patients pourraient être concernées par une définition plus étendue de la mort cérébrale.

Les nouvelles frontières de la mort cérébrale

 

Vingt ans après le consensus autour des critères de la mort cérébrale, la revue nord-américaine d'éthique médicale du Hastings Center consac rait deux numéros aux enfants anencéphales (Benjamin, 1 988) et aux états végétatifs chroniques (Cranford, 1988), « car ils représentent un coût social et économique, alors au ils pourraient être utiles en étant considé rés comme une ressource d'organes ». Il était proposé de déclarer morts des patients qui n'ont plus de fonction corticale, mais qui ont une activité du tronc cérébral. Le débat était posé par des experts (médecins, éthiciens et écono mistes) au sujet d'une nouvelle catégorie de patients. Un processus d'ét iquetage était amorcé : recensement des patients, définition des critères, évaluation du coût économique et de la qualité de vie. L'objectif était de faire évoluer le regard sur ces patients considérés comme inaptes à la poursuite des soins, mais aptes aux dons d'organes. La controverse était ouverte, et posait la question de l'abrègement de la vie des nouveau-nés anencéphales, en vue de la réalisation de prélèvements multiples. En effet, les anencéphales (2 000 naissances par an aux États-Unis) meurent en général de mort cardiorespiratoire, ce qui rend impossible les prélèvements. Il était proposé de se prononcer sur d'autres critères comme la mort de la fonction corticale — ce qui toucherait d'autres catégories de patients — sauf si l'on faisait une exception pour les anencéphales. Si ces nouveau-nés étaient utilisés comme pourvoyeurs d'organes, leur vie serait simplement abrégée et des centaines d'enfants profiteraient de transplantations. L'argument poursuivait que même le principe kantien (6). serait respecté dans le sens où les anencéphales, n'étant pas considérés comme vivants, pourraient être utilisés — comme pourvoyeurs d'organes — au profit d'autres enfants. Ainsi, le neurologue Shewmon (1988) concevait qu'il puisse y avoir un certain degré de conscience chez les anencéphales, sans qu'il soit possible de l'affirmer : « L'erreur serait aussi de les assimiler aux états végétatifs chroniques. Pour être pragmatique, ces nouveau-nés pourraient être utiles à d'autres, sous réserve de nouveaux critères de mort, et ce fait inciterait, peut être, certaines femmes à poursuivre leur grossesse malgré le diagnostic. » Shewmon ne doutait pas de l'altruisme des femmes... Pour Fost (1988) un jugement était porté sur une vie qui ne vaut pas d'être vécue, et la tenta tion était grande de voir les médecins, au nom d'un tel jugement, propos er de nouvelles catégories de patients comme pourvoyeurs d'organes. La même année, un document, édité par le comité d'éthique du centre d'études des transplantations de l'État du Michigan, prenait posi tion de façon formelle quant à considérer les anencéphales comme une catégorie à part, ce qui permettrait de ne pas rediscuter les critères de la mort cérébrale. Selon ce plaidoyer, il était moral d'utiliser comme pour voyeurs d'organes cette catégorie d'êtres humains qui ne pourra jamais manifester la moindre autonomie, ni la moindre volonté. En faire une caté gorie à part éviterait les dérapages au sujet d'autres patients, ce qui serait bien évidemment le risque si les critères de mort cérébrale étaient redis cutés (Benjamin, 1988). En 1989, une étude, publiée dans la revue médicale New England Journal ofMedicine (7) prouvait que les nouveau-nés anencéphales décè dent d'arrêt cardiaque ce qui rend inutilisable leurs organes. Il était sug géré d'autoriser les prélèvements avant même que le constat de mort cérébrale ne survienne : ce serait une exception à la règle. Sept ans plus tard, l'Association Médicale Américaine (8) donnait l'autorisation de pré lever des organes sur les nouveau-nés anencéphales vivants. « L'utilisation d'un anencéphale nouveau-né en tant que donneur vivant est une except ion limitée aux règles générales, compte tenu du fait que l'enfant n'a jamais eu et n'aura jamais l'expérience de la conscience. » La doctrine de l'utilitarisme a finalement eu raison de toutes les réticences (9).

Nous présentons une synthèse des arguments les plus couramment avancés en vue d'un étiquetage nouveau d'une autre catégorie de patients : ceux qui sont dans un état végétatif chronique. Ces « créatures neurologiques » sont des produits de la technologie médicale (les critères médi caux permettant de les différencier des comas irréversibles ne sont pas bien standardisés). Dix mille patients, aux États-Unis, pourraient corres pondre à cette définition, leur longévité peut atteindre vingt ans et leur coût économique et social est important (Cranford, 1988). Certains se demandent dès lors, s'il est juste pour un hôpital public de devoir assumer la charge de ces patients, alors que cette part du budget pourrait être mieux utilisée ? Les personnes en état végétatif chronique pourraient ne pas être considérées comme des personnes humaines puisque leur fonction corti cale est détruite : il n'y a plus qu'un corps mort qui appartenait à une per sonne (Brody, 1988). Ces « créatures neurologiques », pour reprendre l'expression de Cranford, sont les victimes de la technologie médicale. Elles représentent un fardeau, dont le coût peut être évalué, et la doctrine de l'utilitarisme pousse à redéfinir les critères de la mort cérébrale en incluant ces patients qui ont perdu toute conscience, sans qu'il y ait toute fois confusion possible avec la maladie mentale. De ces controverses scientifiques autour de la définition de la mort, nous retenons que le consensus n'existe pas et que de nouvelles frontières se dessinent au nom de l'utilitarisme. En effet, les arguments sont écono miques et technologiques : ils reposent sur des analyses de type coût-avan tage ou qaly (année de vie ajustée par la qualité de vie). Ce débat est celui de spécialistes, et la population n'y est pas associée. Il est légitime de se demander quelle compréhension les profanes ont de la mort cérébrale et de ses frontières en évolution. Le constat de la mort cérébrale échappe totalement au profane et même au non-technicien. Le débat est amorcé du côté de l'opinion publique avec, semble-t-il, une réappropriation du processus de la mort et de sa définition. Quelques articles de la presse profane et spécialisée témoignent de cette évolution. Les faits exposés par la presse ne doivent pas être considérés comme des événements particuliers, mais comme l'expression d'un phénomène social. Le processus de condensation, réalisé par les médias, révèle, en l'occur rence, des conflits de valeurs (10) entre les professionnels et les profanes.

Aux Etats-Unis, la presse s'est emparée de quelques histoires de patients pour lesquels les familles contestaient la décision médicale (mort cérébrale, état végétatif chronique). Le premier cas (11) concerne la famille d'une adolescente déclarée « mort cérébrale », et dont la famille, soutenue par d'autres familles, a entamé une procédure pour que les soins soient poursuivis malgré tout. Les parents, dans une conférence de presse, expliquèrent qu'il leur semblait que le cerveau de leur fille se reposait pendant que son corps guérissait. Des éthiciens sont intervenus tels que Caplan (1984) estimant que trop de pouvoir était donné aux avocats et juges, et Annas affirmait : « La loi nous déclare mort quand le médecin le proclame. » Cette famille a obtenu la poursuite des soins sous la forme d'une hospitalisation à domicile. Un autre cas (12) concerne une jeune fille qui est sortie progressive ment d'un état végétatif chronique. Ce fait était présenté dans le New England Journal of Medicine et posait le problème du coût économique de la prise en charge pour un tel résultat. Enfin, un article récent du Hastings Center Report relance le débat du côté des politiques et des experts, puisqu'il est conseillé de moduler les critères de mort en fonction des valeurs et des croyances (Emanuel, 1 995). Il y est proposé de définir le processus de la mort comme un espace entre la vie et la mort qui serait composé d'états de vie résiduelle. Il est aussi possible de considérer que des fragments de vie existent indépendamment de la personne ; les organes transplantés seraient les éléments résiduels de vie d'un donneur devenant partie intégrante du receveur. Cet espace pourr ait être délimité, d'un côté par la cessation de l'activité cardiaque et pul monaire et, de l'autre, par les états végétatifs chroniques. L'adoption de cette définition permettrait de déclarer que la vie cesse dès lors que l'on se situerait quelque part dans cet espace. Ce quelque part serait laissé au gré des individus et ou de leur famille. De nombreux états, aux États-Unis, laissent coexister plusieurs définitions de la mort dans le souci du respect

( Les familles manifestent une action rationnelle par rapport aux valeurs , alors que les transplanteurs et les gestionnaires ont une action rationnelle par rapport aux buts )

 

des valeurs religieuses différentes. Ce respect des libertés individuelles peut être considéré comme un obstacle à la réalisation des prélèvements car seule une définition assez large de la cessation de l'activité cérébrale est adaptée au développement de cette technologie, comme nous venons de le voir avec l'évolution constante de la définition de la mort.

La gestion sociale des organes

L'adoption des critères de la mort cérébrale était une première étape décisive pour la réalisation des transplantations. Les médecins sont ensuite intervenus auprès des parlementaires et législateurs pour que les moyens légaux leur soient donnés de faire des prélèvements de façon plus systématique, afin d'optimiser la compatibilité entre receveur et donneur, car la réussite d'une greffe tient en grande partie à la rapidité avec laquelle sont accomplis le prélèvement, le transport et la transplantation. En France, la loi Lafay de 1 949 permettait le legs testamentaire de la cor née ; si le législateur s'était inspiré de cette loi, il aurait favorisé le consen tement exprimé du vivant du donneur mais la situation de pénurie d'organes a privilégié le consentement présumé. La loi du 22 décembre 1976 élevait au rang de principe supérieur l'utilisation des organes des personnes décédées. L'analyse des débats parlementaires au Sénat (13) montre que les arguments des parlementaires sont pragmatiques : la légis lation doit s'adapter au progrès médical en raison de l'attente des malades. La greffe était présentée comme l'expression contemporaine de la véritable solidarité humaine. Enfin, le législateur devait faire confiance au médecin quant à la définition de la mort compte tenu des incertitudes nouv elles. Un consensus est adopté sur le principe suivant : « faire de l'auto risation de prélèvement la règle, le principe et de l'interdiction, l'exception ». Le consentement présumé permet donc de lever en partie ces obstacles, et contribuera au développement des transplantations (Journal Officiel du 23 décembre 1976). 

Cependant, la cession du corps mort à la société n'est pas totale dans le sens où les équipes médicales ont l'obligation de vérifier auprès des familles que le décédé n'a pas de son vivant fait opposition au prélève ment. La famille est considérée comme dépositaire des volontés du défunt (circulaire du 3 avril 1978). Cette pratique, qui prend en compte la famill e, ralentit toute la procédure et y fait parfois obstacle. C'est la raison pour laquelle la loi du 29 juillet 1994 préconise que le refus du défunt soit exprimé sur un registre national, ce qui permettrait de ne pas consulter la famille et donc de gagner du temps... et des organes.

Par contre, les prél èvements in vivo sont soumis à des nombreuses restrictions, telles que le consentement du donneur, la gratuité du don et l'anonymat de celui-ci (sang, moelle osseuse). Afin d'éviter toute transaction commerciale, le don d'organe, tel que le rein, ne doit bénéficier qu'à un membre de la famille (gratuité hors anonymat). Tous les pays favorables à la technique de la transplantation ont légi féré pour encadrer cette activité médicale qui est une atteinte au corps d'autrui, si l'on se réfère au code pénal français (14) même si cela est dans le but légitime de sauver des vies humaines ou de « recycler » (15) le corps humain.

Cependant, l'organisation bureaucratique des transplanta tions connaît quelques grincements et même quelques dérapages suscept ibles d'une remise en question de cette solidarité entre les vivants et les morts. L'État, garant de cette solidarité, peut être critiqué dans sa gestion des organes, et des politiques de santé diverses sont observées. La justice distributive d'un bien rare tel qu'un organe n'obéit pas aux mêmes règles d'un pays à un autre. C'est un constat fait par le programme de recherche consacré à « l'Éthique des choix médicaux » sous la direction de Jon Elster et Nicolas Herpin (Elster et Herpin, 1992) : un bien est rare lorsqu'il y a pénurie pour des raisons liées au coût économique ou à la haute

 La métaphore du recyclage du corps humain (Déchamp-Le Roux, 1992 ; Déchamp-Le Roux et Comte-Pajot, 1993) nous semble illustrer l'action rationnelle de nombreux préleveurs qui souhaitent potentialiser la « récolte » des organes : tout ce qui peut être utilisé dans le corps humain doit être prélevé ou on fustige l'égoïsme des individus responsable du gâchis des organes.

 

technologie de l'intervention ; le recours à un produit humain contribue à sa rareté. La comparaison internationale montre qu'à niveau technologique équivalent, les choix sociaux et institutionnels sont différents et sont révéla teurs des enjeux d'une société. Elster observe que « les élus politiques se savent vulnérables, surtout dans des domaines de haute technicité comme ceux de la médecine », les choix politiques en matière de santé sont donc dépendants de l'avis des professionnels directement concernés (Elster et Herpin, 1992). Notre analyse du développement des transplantations prouve que ce sont les professionnels, en tant que groupe de pression, qui ont contribué à la mise en place du dispositif le plus favorable, dans certaines limites, à son essor. La maîtrise technique de la vie répond à un objectif auto-légitimé et de ce fait résiste à toute investigation critique. La recherche monographique réalisée, en France, par Nicolas Herpin (Elster et Herpin, 1992) sur la transplantation rénale ainsi que sur le don du sperme révèle que les professionnels de santé gèrent à la fois l'offre et la demande. Le service public a le monopole de la transplantation dans le sens où la concurrence avec les établissements privés n'existent pas. Malgré les règles élaborées dès 1969, pour favoriser une distribution équitable, des dysfonctionnements sont apparus, tels que la domination des centres parisiens, les listes d'at tentes de patients étrangers et l'origine inconnue de greffons. Le domaine des greffes a été aussi fortement touché par l'affaire du sang contaminé ; les dons et prélèvements ont considérablement diminué.

D'autres scandales autour de prélèvements abusifs ont fait perdre confiance à la population en 1992 et, la même année, un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales révélait les dysfonctionnement de France-Transplant. L'année suivante, en 1993, un rapport de l'IGAS affirmait que les listes d'attente étaient interprétées différemment selon les équipes médicales, et présumait que des critères subjectifs ainsi que les relations interpersonnelles pouvaient contribuer aux inégalités sociales dans la redistribution des organes. Les « experts profanes » et le grand public ont contribué à la transformation de l'organisation sociale de la transplantation.

L'Établissement français des greffes, organisme public créé en 1994, a repris la gestion des organes et a moralisé les « affaires » qui avaient contribué à ébranler la confiance du public (16). L'État tente d'organiser cette redistribution afin de préserver la valeur sociale que représente le don ; il devient le garant moral des transplantations. La gestion sociale des organes a été analysée par Prottas (Prottas, 1985 ; 1992 ; 1994). Ses travaux sont un plaidoyer en faveur de cette tech nologie médicale. Son raisonnement se présente comme une aide à la déci sion des politiques publiques. Ses arguments sont repris par tous les gestionnaires de la transplantation : leur préoccupation majeure étant d'adapter l'offre à la demande. Ils révèlent que les organes ne sont que des objets qui circulent selon les lois du marché de la transplantation. Confrontés à la « pénurie chronique » des organes humains, les gestion naires ne peuvent tolérer qu'il y ait le moindre gâchis et que tous les organes prélevés ne soient pas transplantés. Pour optimiser les prélève ments, il est conseillé de procéder à la récolte de tout ce qui peut être « sauvé » en vue d'une transplantation chez tous les patients déclarés « mort cérébrale », sans passer par l'autorisation de la famille du donneur. L'État a les moyens de favoriser le développement des greffes en interve nant au niveau de la législation, de l'organisation et de l'infrastructure mais il est aussi un instrument au service de techniciens qui gèrent l'offre et la demande. « Les médecins ont encouragé l'État à s'impliquer dans ce domaine et les lois ont décidé que la mort devrait être définie selon les cri tères de mort cérébrale » (Prottas, 1994). Cependant, il passe sous silence les conditions psychologiques dans lesquelles les prélèvements doivent être réalisés, la qualité de vie des transplantés et présuppose que le prél èvement systématique d'organes permettrait de donner du sens à une mort autrement inutile. Mais, si la question est celle de l'altruisme, la parole doit être donnée aux donneurs et à leur famille

 

Dons et donneurs d'organes

II est important de distinguer les donneurs vivants des donneurs décédés, les dons anonymes des dons signés. La majeure partie des greffes sont réalisées à partir de prélèvements faits sur des patients décédés dont l'anonymat est préservé. Une partie de la personne semble être transmise dans notre imaginaire avec le produit humain ou l'organe. Quand le don est anonyme, de nombreux patients souhaitent connaître les caractéris tiques sociales du donneur. C'était la pratique au début des transplanta tions et les médias avaient même contribué à rendre publique les caractéristiques sociales des donneurs et à favoriser les rencontres entres les familles. Puis, avec le nombre croissant de greffes, le respect de l'an onymat est devenu la règle générale, à l'exception du cas des donneurs vivants apparentés aux bénéficiaires.

 

Les organes sont prélevés sur des individus jeunes et en bonne santé et qui sont décédés le plus souvent dans un accident d'automobile. C'est une situation paradoxale puisque nous dépendons pour les transplanta tions de ressources que, par ailleurs, l'Etat tente de réduire par des mesures plus ou moins cœrcitives (limitation de vitesse, ceintures de sécurité, normes de sécurité). « Confrontée à cette mort, la famille affl igée et stressée va être poussée à accepter que soient prélevés les organes du proche afin de répondre à l'intense besoin de donner du sens à une situation qu'ils ressentent comme moralement et existentiellement absur de » (Fox et Swazey, 1992). « L'empathie pour la détresse d' autrui naît de notre propre détresse » (Moscovici, 1994). C'est donc la mort d'autrui qui permet la survie d'un patient : une nouvelle brèche est ouverte dans le sens où l'on considère comme légitime que le corps d'un individu puisse être utile à autrui. Il y aurait en quelque sorte une obligation à donner dans une situation de détresse extrême ; cette hypothèse est développée par Fox et Swazey (1992) dans leur étude sur les transplantations aux États-Unis. Et les médias ont contribué à rendre pathétiques les appels de familles d'enfants en attente de greffes (17). Dans de telles situations restées exceptionnelles, il est fait abstraction de toute l'organisation sociale mise en place pour rendre possible la greffe. L'organe, bien privé, devient un bien social une fois donné selon Kluge Eike-Henner (1989).

Les rares enquêtes sociologiques sur les familles de donneurs nous renseignent sur les enjeux nouveaux suscités par la mise en place de la cession sociale des corps morts. C'est ce que Renée Waissman désigne comme un passage subit du privé au public : « Le corps mort est diversement appréhendé selon les familles, il fait partie du domaine privé pour la plupart, alors que pour les médecins qui ont intégré l'idée de prolonger la vie par des pratiques médicales de survie, le corps mort appartient au domaine public dans la mesure où il peut sau ver des vies » (Waissman, 1995). Cette recherche repose sur l'hypothèse que la décision des familles de céder ou non les organes d'un proche est déterminée par les représentations du corps, et donc par le sens qu'elles donnent à un tel acte (Waissman, 1993 ; 1994).

(17) En France, la famille d'un enfant atteint de mucoviscidose avait lancé un appel à donneur. À la suite du décès de cet enfant, C. Cabrol (1992) avait déclaré que « c'était la société qui avait tué cet enfant » et avait rendu responsable « ceux qui par avarice se font enterrer avec leurs organes » (Le Monde, mercredi 22 janvier 1992). Le pro fesseur Christian Cabrol est un spécialiste de la chirurgie cardiovasculaire et a prat iqué la première greffe du cœur en Europe (1968). Il était le président de France-Transplant.

 

Aux États-Unis, une étude qualitative a été réalisée auprès de familles qui avaient accepté de donner les organes de leur proche mort accidentellement (Simmons et Klein, 1977). Les familles souhaitaient avoir des informations sur les receveurs ; un courrier envoyé par l'équi pe de transplantation donnait quelques indications sur l'intervention et sur le bénéficiaire, sans toutefois le nommer. Cette pratique était appa rue à l'époque comme un « contre-don limité » aux familles désireuses de connaître l'issue de la transplantation. La pratique de l'anonymat des dons rend extrêmement difficiles les recherches auprès des familles de donneurs. Dans cette recherche, les familles étaient interviewées une année après l'événement, il en ressort que la proche famille participait à la décision et les motivations relevaient soit de l'altruisme, soit de l'em pathie et, parfois, faisaient référence à la survie par le don. Les obstacles au don pouvaient être liés à la difficulté qu'avaient certaines familles d'intégrer le concept de mort cérébrale et de devoir rapidement donner un accord au prélèvement. Dans le bilan, fait plus tard, une famille sur cinq disait regretter le prélèvement et certaines avaient été choquées de recevoir de l'hôpital une facture détaillée de prélèvement pour les actes chirurgicaux. Ceci n'est pas sans nous rappeler l'affaire d'Amiens (18) qui avait révélé que certaines équipes de prélèvement pouvaient outre passer leurs droits ; la famille d'un donneur avait reçu une facture détaillée pour les prélèvements multiples réalisés à son insu, en particul ier les cornées pour lesquelles elle n'avait pas été sollicitée. À l'occa sion de ces dérapages bureaucratiques, les familles voyaient donc leur don tarifé. Non seulement elles avaient donné, mais il leur fallait encore payer. Aux Pays-Bas, une recherche qualitative réalisée auprès de onze familles sollicitées pour un don d'organes, montre combien la situation est ambiguë quand la même équipe vous annonce la mort cérébrale de votre proche et que dans le même temps elle vous demande l'autorisation de prélever ce qui peut être utilisé. Les familles font souvent référence, dans leur décision de donner ou non, à la volonté du défunt. Au niveau national, un tiers des familles refuse le prélèvement et seulement 18 % des adultes se sont fait enregistrer comme donneurs potentiels. Il semblerait que la question du don d'organes soit rarement débattue en famille. La confrontation sans préparation à la situation ne facilite pas la décision, (Tymstraefa/., 1992). La Suède pratique, comme nous l'avons vu, l'enregistrement de la volonté du décédé à l'égard du don d'organes. Sanner (1994) a tenté d'identifier les facteurs susceptibles d'influencer positivement ou négat ivement les donneurs potentiels qui font référence à un système de valeurs. Cette recherche étant exploratoire, seules des pistes de recherche sont pro posées. Les attitudes envers la mort peuvent évoluer avec le cycle de vie et méritent d'être étudiées. L'anxiété de la mort peut se manifester par des préoccupations en rapport avec l'intégrité corporelle, le respect de l'indi vidu et/ou la toute puissance de la technologie médicale. C'est au nom de l'altruisme (Titmuss, 1971 ; Murray, 1987) et de la réciprocité sociale que les volontaires pour le don rationalisent leur motivation.

Les dysfonctionnements de la transplantation

Historiquement, la pratique des transplantations s'est imposée au nom d'une solidarité (Berthoud, 1993) entre les vivants et les morts, mais des dysfonctionnements sont rapidement apparus et portent préjudice à la fonction morale de cette solidarité. Nous considérons que ces dysfonc tionnements sont l'expression d'un rapport de forces inégal entre les groupes sociaux concernés par cette solidarité entre les vivants et les morts. L'intervention de l'État, si l'on se réfère à l'hypothèse de Godbout et Caillé (1992), détourne cette solidarité humaine en cédant à la pression des professionnels et surtout en instituant une bureaucratie et une organi sation sociale qui contribuent à déshumaniser la transplantation.

Le succès relatif de la transplantation

Le transplanté, s'il survit à l'intervention, devient un malade chro nique en traitement immunosuppresseur continu qui peut être à l'origine d'autres problèmes de santé (Prottas, 1994). Pour l'ensemble des patients, la survie moyenne (70 %) est limitée, et varie de quelques mois à quelques années : la « magie » de la transplantation n'est pas radicale (19) (Carpentier, 1991). En l'état actuel des connaissances, les améliorations de la technique ne peuvent être réalisées qu'au prix de tentatives plus nombreuses qui représentent un coût humain, social et économique crois sant. La frontière entre expérimentation et transplantation n'est pas tou jours évidente et pose un problème éthique. L'homme est-il un instrument du progrès médical ? Certains travaux, en particulier dans le domaine de l'évaluation de la qualité de vie (20), ont dévoilé les difficultés rencontrées par les trans plantés dans le domaine de la santé et de la vie sociale, familiale et pro fessionnelle. Ceux-ci peuvent avoir des problèmes de perte d'identité liés à l'adoption d'un organe étranger et manifester une culpabilité à l'égard du donneur. La culpabilité des survivants est un phénomène souvent observé dans d'autres situations, dirions-nous, plus courantes telles que les guerres et catastrophes. Enfin, ces patients se sentent si redevables d'avoir bénéficié d'une technologie de pointe impliquant un don suite à un décès, qu'ils n'osent pas exprimer de sentiments négatifs (Heyink et al., 1989 ; Heyink et Tymstra, 1990). Les succès relatifs, tout comme les échecs, annulent le don des indi vidus et des familles toujours soucieuses de connaître l'issue d'une greff e. Une des motivations, nous l'avons vu, est en rapport avec la survie de l'individu ; le don permet qu'une partie de l'individu ne périsse pas. Lors des premières transplantations, dans les années soixante-dix, les familles des donneurs étaient tenues au courant de la réussite et des suites de l'i ntervention. L'annonce d'un décès était souvent vécue comme une deuxiè me perte pour les familles. Cette pratique a disparu avec l'anonymat et la gestion collective des dons. Les rares statistiques de survie publiées rela tivisent les succès qui sont pourtant au cœur des arguments des campagnes en faveur du don.

Prélèvements abusifs et commercialisation des organes

La loi Caillavet de 1976 pouvait être considérée comme respectant les libertés individuelles dans le sens où il était possible pour chacun d'ex primer son refus de prélèvement par tout moyen. Cependant, un sondage de la SOFRES (21) (4 mars 1993) révélait que peu de Français (20 %) connaissaient les conditions légales de prélèvement des organes et il est légitime de penser qu'il y a eu une utilisation abusive du consentement présumé comme le confirment les affaires qui ont éclaté en 1992. Les polémiques ont permis qu'un débat ait lieu avant l'élaboration de la loi Huriet relative au respect du corps humain, ce qui n'avait pas été le cas antérieurement au vote de la loi Caillavet adoptée peu de temps après la loi libéralisant l'avortement. Durant les années 1990 à 1995, il y a eu très régulièrement des articles publiés dans la presse quotidienne : Le Monde, en particulier, a fait paraître 70 articles au minimum. Les médias ont engagé un débat. L'affaire du sang contaminé a révélé les pratiques liées à l'utilisation des produits humains. La perte de confiance du public a incité l'État à manifester son autorité et à garantir le respect d'un com promis (consentement présumé, gratuité et anonymat) car, malgré des pra tiques très controversées, il y a un consensus social autour de l'utilisation de produits et organes humains. La pénurie croissante d'organes a favorisé les prélèvements multiples et parfois abusifs (22). Selon une évaluation du rapport Lenoir, le nombre de donneurs potentiels est théoriquement suffi sant pour couvrir les besoins actuels et il suffirait d'une « meilleure util isation » des donneurs pour répondre aux besoins (prélèvements multiples conseillés dès 1 984 par une commission de France-Transplant).

Dans tous les pays, il y a des listes d'attente en vue des greffes et des disparités régionales et nationales existent. Dans certains d'entre eux, un système parallèle et commercial d'organes et de produits humains (23) permet à des patients de court-circuiter les listes d'attente alimentant en outre de nombreuses rumeurs (24) et servant la revendication d'une comm ercialisation légale des organes (Kevorkian, 1989). En France, la crainte fondée d'une transmission de maladies infec tieuses a conduit le Ministre de la Santé à exiger la vérification de l'ori gine et l'innocuité des greffons (25). L'épidémie du sida a contribué à diminuer le nombre de prélèvements d'organes et les dons sont devenus des dons-poisons avec les risques de transmission de maladies et virus (sida, maladie de Creuzfeldt-Jakob, hépatite, cancer).

Les alternatives

La demande croissante de greffons contraint les transplanteurs à envisager des alternatives telles que les xénogreffes ou l'implantation d'organes artificiels qui sont des innovations radicales.

La métaphore de l'homme réparé est utilisée par Fox et Swazey, dans leur étude sur le cœur artificiel implanté, en 1989, chez Schroeder qui restera célèbre pour avoir été le premier aux États-Unis. La couverture médiatique de l'événement a été très importante et a contribué à donner une renommée à l'Université de l'Utah et à son équipe médicale soutenue par la communauté des Mormons, qui trouvait là une occasion de contri buer au développement d'une technologie médicale (Fox et Swazey, 1992). La technique palliative d'implantation de cœurs artificiels a été un échec relatif. En 1 996, le domaine de recherche des organes artificiels et de la biotechnologie est en plein développement : la technique du cœur artificiel pourrait être mise au point dès l'an 2000 et permettrait à de nom-* breux patients d'attendre une greffe cardiaque.

Il est aussi question de foie artificiel (26) : la prothèse est envisagée comme une solution provisoire avant une greffe. Nous sommes confrontés à un scénario technologique équivalent à celui de l'hémodialyse en attente d'une greffe mis en place il y a trente ans (voir les étapes de la transplantation). Cependant le problème de fond, qui est celui de la disponibilité des organes, est loin d'être résolu.

Les xénogreffes, très médiatisées lors des premières tentatives, sont au stade de l'expérimentation. Les xénogreffes sont présentées comme contribuant au progrès technologique et présument que les allogreffes ne posent pas de problème (Hanson Mark, 1995). Un récent congrès consa cré à la xénotransplantation incitait à la prudence, par crainte de transmis sion de virus connus ou non à l'homme (Allan Jonathan, 1996). Le débat éthique n'est pas absent et est axé sur l'expérimentation humaine et sur la création de chimères. Dans un entretien, Jean Bernard (1990) (27) faisait remarquer que « les greffes représentent une période très importante de la médecine, mais une période temporaire. Le jour où il y aura des progrès dans les maladies concernées par les transplantations, il n'y aura plus besoin de remplacer ces organes. » Un tel commentaire relativise l'e ngouement pour les greffes et oriente le progrès médical sur d'autres pistes.

Conclusion

Les conflits de valeurs, autour de la transplantation, laissent entre voir de nouveaux enjeux en raison d'une prise de conscience du coût humain, social et économique des greffes. Le processus de développement de la transplantation a été auto-légitimé pendant quatre décennies, mais le débat éthique renforcé par des considérations économiques semble fixer des limites qui sont interprétées, par certains transplanteurs, comme des obstacles au progrès médical (Bailey, 1990) car ils considèrent que l'aven ture de la transplantation pourrait ne plus être possible compte tenu des contraintes sociales, économique et législatives actuelles. Ceci explique la croisade permanente des transplanteurs, au nom de la vie et de la solida rité humaine, auprès des parlementaires, des experts et des profanes pour qu'un autre regard soit porté sur le corps humain.

En France, la politique de l'Etat a contribué au développement des greffes. Mais l'État, garant de la solidarité, doit veiller à une distribution équitable de ce bien rare qu'est l'organe humain à un moment où, dans tous les pays occidentaux, le rationnement des soins est discuté (28) (Moatti, 1996). Un colloque comme celui organisé par l'EGF (29) a l'intérêt de confronter in vitro les acteurs sociaux concernés, ce qui témoigne d'un rapport de forces nouveau. L'organe est présenté comme une prothèse par les transplanteurs alors qu'il est investi comme une partie de la personne par les familles de donneurs et par les receveurs. Les juristes veillent à ce que les principes d'indisponibilité, de non-patrimoniabilité et de non-com- merciabilité des éléments du corps soient respectés alors que les écono mistes en font un bien tarifé.

« Le corps mort est diversement appréhendé selon les familles, il fait part ie du domaine privé pour la plupart, alors que pour les médecins qui ont intégré l'idée de prolonger la vie par des pratiques médicales de survie, le corps mort appartient au domaine public dans la mesure où il peut sau ver des vies » (Waissman, 1995)

Waissman, 1995

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